Les petits vieux
20h30. La voiture est presque vide. J’ai fait l’erreur d’installer sur mon téléphone la fameuse application Candy crush, pour voir et comprendre en quoi ce jeu pouvait être aussi addictif. J’ai dû d’ailleurs oublier de l’étudier sous cet angle, puisque depuis, dès que je suis dans les transports, je suis tout bonnement incapable de lever mes yeux de mes bonbons multicolores englués dans leur gélatine. J’étais tellement absorbée par mon jeu que je n’ai pas prêté attention aux deux personnes venues s’asseoir en face de moi. Encore quatre coups pour tenter d’éliminer définitivement le bonbon rouge, celui que j’appelle « la saucisse ». Un coup. Terminé, « vous avez échoué » suivi de « Prochaine vie dans 24 minutes ». Je peste, pousse un soupir d’énervement, balaye des yeux la voiture, à la recherche d’un candy crusheur addict que je pourrais deviner tout aussi désabusé.
Je vois enfin les deux hommes assis en face de moi, cheveux grisonnants, appuyés sur leur canne et tout endimanchés. Comment ces pauvres bougres occupaient-ils leurs trajets dans leur jeunesse ? Mon cerveau assimilait curieusement les bonbons multicolores alignés qui flottaient maintenant autour de mes petits vieux. « Elle est toujours aussi jolie, Marie. Elle l’a toujours été, si je me souviens bien ». L’autre répliqua « Oui, mais elle vieillit. Elle est devenue sourde la pauvre ! La dernière fois que je lui ai rendu visite, j’ai eu à répéter plusieurs fois mes questions ». Celui de gauche a hoché la tête, pensif, et a repris « Oui, on vieillit tous hein, je le vois bien, moi, que je fatigue beaucoup plus quand je monte les escaliers, c’est fini le temps où je pouvais encore les monter quatre à quatre ».
J’avais presque envie de lui rappeler qu’il tenait dans ses mains une canne, qui ne devait sûrement pas dater d’hier, et que l’image du fringant jeune homme se précipitant dans les escaliers était, sans surprise, assez loin derrière lui. Difficile de leur donner un âge. Pas si vieux que ça finalement. Ils devaient se trouver exactement dans cette tranche de la vie où on réalise qu’on est au seuil de la vieillesse. J’assistais même peut être à cette prise de conscience. Finalement, à quel moment l’admettre ? Les bonbons autour d’eux ont fini par disparaître pour laisser place à une autre image: Deux amis de longue date, beaux et jeunes, à l’allure fière, dans un Paris des années 60 en noir et blanc, costume trois pièces et veston de rigueur. Marie se trouvait au milieu d’eux, droite et désinvolte comme les femmes semblaient l’être en cette période, les seins pointus, coiffure haute ornée d’un bandeau épais, arborant de grosses lunettes rondes. Peut-être les deux garçons l’avaient-ils aimé. Aucun d’eux ne l’avait eue cependant. Ils auraient évolué au même rythme, premier job, premier mariage, premiers enfants et petits-enfants. Et ce soir, dans ce métro, ils se voyaient vieux pour la première fois. « Oh, ne t’inquiète pas, on n’est pas encore trop mal foutu ». Ils ont fini par se lever avec lenteur pour s’avancer vers les portes afin d’éviter un départ précipité au moment de l’arrêt.
Je m’en suis voulu de ne pas avoir écouté dès le début leur conversation. J’ai sûrement raté des perles. En sortant à mon tour, j’ai désinstallé Candy crush.