Mamie traillette

Publié le par Delphine

Les enfants sont décidément géniaux. Et pourtant, je suis de ceux qui, à la simple vue de plusieurs trolls dans un wagon, change immédiatement pour celui d’après, quitte à rester coincée dans la fermeture de la porte. Un simple pleur de nourrisson suffit à me mettre de mauvais poil. J’accuse alors les parents de ne pas avoir pensé à bâillonner leur enfant avant de monter. J’accuse la RATP de ne pas avoir songé à créer un espace spécial où seraient confinés tous les braillards, libres de crier à leur guise. J'accuse mère Nature d'avoir doté ces mignons d'une large palette de décibels, le tout dénué de toute forme verbale cohérente.

Je vous laisse donc imaginer ma tête lorsque je me suis rendue compte que derrière moi, cinq marmots occupaient un carré. Ils devaient être âgés de 8 ou 9 ans. Je crois. Instinctivement, j’ai mis mes oreilles en sourdine. J’ai imaginé avoir ces casques acoustiques sur la tête, qui vous font voir le monde sans l’entendre. Aucun adulte ne semblait diriger ce petit monde. Peut-être que le responsable était un de ceux restés debout, qui fixait d’un air absent ces graines d’ados. J’ai lu, il y a bien des années, « Sa majesté des mouches », qui met en scène des enfants rescapés sur une île abandonnée. Et la cruauté innée qui les habite se manifeste dans toute sa splendeur. Finalement, là, derrière moi, l’occasion m’était donnée de vérifier cette hypothèse. J’espérais ainsi cerner le despote en puissance qui se cachait dans ces corps d’enfants. « Mitraillette » a été l'élément déclencheur. Un des gamins trouvait ça très drôle d’appeler sa grand-mère « Mamie traillette », ce qui dépassait forcément les quatre autres, arguant, de façon tout à fait rationnelle, que « Traillette », ça voulait rien dire. Le pauvre diable avait beau expliquer que c’était quand même très drôle, les autres n’avaient retenu que le mot « mitraillette » et commençaient à énumérer tous les types d’armes qui pouvaient exister, ainsi que le type de munitions qu’il fallait utiliser. La seule fille de la bande a fini par couper court à cette conversation. « Une fois, dans ma maison, il y a un voleur qui est entré … ». J'ai eu peur du lien qui serait fait avec la mitraillette. Les quatre petits gars ont dû penser comme moi, parce qu’ils l’écoutaient soudain avec la plus grande attention, suspendus à ses lèvre, attendant l’instant fatidique où surgirait dans le récit l'arme redoutable. Au moment où la demoiselle annonçait fièrement que son père avait bondi au milieu du salon avec une grosse … casserole plate, l’attention s’est relâchée. Elle n’a même pas pu terminer son histoire car déjà, un autre annonçait à son tour que quelque chose de semblable lui était arrivé. Enfin, à quelques variantes près. Lui, il s’était planqué sous son lit avec sa mitraillette en bois dont le manche était en fer blanc. Précision importante, puisque c’est avec cette partie de l’arme qu’il avait réussi à neutraliser l’intrus.

Arrivé à ce stade, la tyrannie commençait à s’installer. Plus personne ne s’écoutait, des « et moi, et moi » fusaient de toutes parts. Me tenant dos à eux, je ne les voyais pas. Je ne pouvais que les imaginer se contorsionner sur leurs sièges, tirant la manche de leur voisin, espérant se placer au centre de la prochaine histoire. Je me serais bien tournée pour vérifier, mais les enfants, conscients alors d’être écoutés, auraient sûrement changé d’attitude, se sentant au centre d’une attention qu’ils n’avaient pourtant pas réclamée. J’attendais donc, l'oreille alerte, que le tyran montre son vrai visage, que l’opprimé se fasse écraser, qu'il soit conduit au pilori ou lapidé sur la place publique.


Je ne sais pas comment, au milieu de ce vacarme, ma petite copine a réussi à s'imposer d’une voix ferme: « Ça suffit, chacun à son tour va raconter une histoire avec un voleur et même qu’on a le droit d’inventer » (cette dernière consigne m’a fait sourire). « Je commence » (ah, tout de même, serait-ce elle? Cléopâtre réincarnée, Catherine de Médicis en plus empoisonneuse, Catherine II plus impériale que jamais!) « Victor, après, ça sera à toi. Antoine, toi, tu as déjà raconté ». Incroyable! Cette gamine avait déjà un sens inné de la justice, du temps de parole partagé, arbitré par le bon sens. Le roi Salomon, dans sa grande sagesse, n’aurait pas mieux agi! Elle a fait écrouler tous mes projets. Je vous épargne les récits qui ont suivi, qui, à tour de rôle, reprenaient comme élément récurrent une casserole ou une mitraillette. Mais comme l’a dit la petite, on a le droit d’inventer, alors … Les enfants sont formidables.

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T
J'aime beaucoup tes anecdotes de métro. Tu as une très jolie plume, et j'adorerai lire plus souvent ces petits instants de vie volés ^^.<br /> Amicalement, Thérèse.
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D
Merci Thérèse, pas évident de trouver du temps pour, mais je compte m'y remettre bientôt !