Dix minutes

Publié le par Delphine

Huit heures trente. Un coup d’œil rapide sur mon téléphone m’indique que je suis bien dans les temps. J’ai même prévu cinq minutes d’avance pour cet entretien. Une minute vingt secondes par station. Sept stations. Deux minutes pour faire une halte au bureau de tabac le plus proche, deux minutes trente pour fumer une cigarette tout en marchant, et quatre minutes pour arriver devant le bâtiment. Tout est réglé comme du papier à musique. Le train démarre et …  s’arrête avant d’avoir atteint la station suivante. « Votre attention s’il vous plaît, suite à un voyageur malade à la station Pasteur, nous devrons rester immobilisé le temps que le samu intervienne. Merci pour votre patience. » Autour de moi, des voyageurs en route pour la gare s’agrippent instinctivement à leurs valises, diffusant autour d’eux des ondes de nervosité. Le décompte infernal du temps perdu a commencé. Montparnasse est encore loin. Eux non plus n’ont pas prévu de patienter dans leur timing. Une personne âgée, qui semble attendre depuis déjà tant d’années, continue la lecture de son livre, imperturbable. Deux minutes se sont écoulées. Comme le temps semble long.  Je vois ma halte au bureau de tabac sauter, et la seule idée d’être privée de ma dose de nicotine avant mes quarante-cinq minutes d’entretien me rend nerveuse. Quatre minutes. Je déteste définitivement ce voyageur malade, ce petit grain de sable venu perturber  mon organisation, et qui est peut-être même en train d’interférer dans le cours de ma vie. Un type à ma gauche commence sérieusement à s’inquiéter. Il jette régulièrement un œil sur les aiguilles de sa montre. « Alleeeez, on se dépêche ! On n’a pas que ça à faire ! » Dans le silence pesant de la voiture, les mots sont lâchés, ils se propagent lentement et trouvent un écho favorable chez chacun des voyageurs. Certains approuvent cette remarque en poussant à leur tour un soupir agacé. Pendant que nous en sommes là, à mesurer le poids des minutes, je me demande ce qui est arrivé à ce type à Pasteur. Le temps que le samu intervienne.

L’homme est étendu par terre. Trois secouristes l’entourent. La foule a été regroupée à l’autre bout du quai, les cous se tordent, les corps se contorsionnent pour surtout ne perdre aucune miette de ce qui se passe sous leurs yeux. Rapporter la scène sans omettre un seul détail. Ce matin, Martin, 53 ans, attendait comme tous les jours son métro de huit heures trente-deux pour effectuer son trajet de treize minutes. Il a soudain été pris d’un malaise. Avant de s’étaler sur le sol et que sa tête ne percute le rebord du quai, il a eu le temps de penser « C’est trop con. ». Les secouristes, eux, s’acharnent. Le décompte est lancé. « Un, deux, trois ! » Le corps se soulève. « Un, deux, trois ! » Le corps se soulève encore. Les aiguilles tournent, les secondes filent, les minutes s’envolent, ils voudraient pouvoir les retenir, les étirer, arrêter simplement la course du temps, mettre sur pause. Les gouttes de sueur perlent sur les fronts et tombent une à une dans une sinistre régularité. Plic, ploc. « Un, deux, trois ! » Plic, ploc. « Un, deux, trois ! Plic, ploc. Martin est foutu.

Voilà dix minutes que nous sommes à l’arrêt maintenant. Pas de réseau, bien évidemment. J’ai arrêté de regarder l’heure.  Je suis officiellement en retard.

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