Couloir Montparnasse

Publié le par Delphine

Elle ne connait que deux chansons, La vie en Rose et Milord. Je ne sais pas pourquoi depuis tout ce temps, elle n’a jamais essayé de changer de morceau. Tous les jours, l’après-midi, elle s’installe au même endroit. Juste avant le couloir géant de Montparnasse. Dans cet étroit passage, au carrefour des lignes 12, 13, 6 et 4, vous ne pouvez pas la manquer. Elle chante inlassablement le même couplet. Sa voix hésitante percute les murs des couloirs souterrains et va s’éteindre quelques virages plus loin. Le refrain en revanche semble être un cri du cœur. Parfois, elle s’emmêle les pinceaux, et le fameux Milord devient tout à coup celui qui rend la vie en rose. On a du mal à y croire, tant les fausses notes s’enchainent. Milord perd de sa superbe, son foulard de soie devient un torchon blanc tombant sans grâce sur ses épaules. Personne ne l’écoute vraiment. Moi-même, je prends à peine le temps de lui jeter un regard. Je devine seulement sa silhouette, assise sur son caisson, tenant fermement un micro qui lui permet de porter plus haut sa voix. Elle porte également une paire de lunette noire. C’est peut-être pour cela qu’elle cherche obstinément à voir la vie avec des lunettes rose. Sa voix n’est bientôt plus qu’un écho, parmi tant d’autres. Je chantonne malgré moi.

Enfin apparaît l’avenue souterraine du Montparnasse, prête à happer les voyageurs sur son grand tapis roulant. On s’y laisse glisser, on s’y abandonne. Certains en profitent pour s’embrasser. Ça colle plutôt bien avec La vie en rose qui résonne encore dans ma tête. Arrive maintenant le moment où je lève les yeux pour scruter le couloir qui défile, immense, imposant, et où sont exposées des images sorties d’un autre temps. Sur la grande fresuqe murale, des noms surgissent, Mucha, Toulouse-Lautrec, Rodin, Sarah Bernhardt. Je les fais défiler encore et encore dans ma tête, j'anticipe le prochain tableau. Certains observent fascinés cette présentation. D’autres jouent les indifférents. Edith s’est effacée pour laisser place à un Paris de la Belle Epoque. Sur le mur, les femmes et leurs froufrous prennent mouvement devant le pont Alexandre III, je vois les hommes en haut de forme, se rendant au Chat Noir d’un regard entendu, dans un tourbillon musicale. C’est Montmartre qui reprend ses couleurs, ses artistes qui reprennent leur misérable place forte, l’agitation de l’époque et sa révolution artistique, l’espoir certain d’un grand siècle à venir.

Enfin, comme à chaque fois, une musique familière parvient à mes oreilles et me tire de ma rêverie. Si elle m’amusait au début, je la déteste à présent. Une vague mélodie accompagnée de bruits stridents, mécaniques, qui ne s’arrête jamais, jamais, jamais. Elle provient d’un vélo cycliste à piles qui tourne en rond en clignotant devant les accès aux correspondances, au bout du tunnel. A quelques mètres, un pakistanais le surveille de près. Il espère en vain attirer les passants vers son étalage de jouets où se mèlent confusément poupées, hélicoptères et petites voitures. Si vous avez le malheur d’y porter une seconde d’attention, il vous saute dessus avec tout le stock d'exemplaires de la machine infernale. Je n’ai plus qu’une seule obsession, tenter de ne pas piétiner ce fichu vélo cycliste.

A ce stade, Edith Piaf s’était totalement évaporée et mon Paris agité avait repris ses allures de cartes postales. Demain, je les retrouverai. Fin du voyage couloir du Montparnasse. Une minute trente de traversée. J’accélère le pas, je ne tiens pas à rater le prochain métro.   

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